De 1985 à 2007, recit de Ronald Ruelens sur ses amis bagnards rescapés.....

mesthomas
male
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Mes rencontres avec des bagnards de Guyane: Moments d'anthologie

J'ai entrevu souvent le premier à St Laurent du Maroni, un malheureux que l'on rencontrait pas loin du village chinois, en chaise roulante qu'il actionnait seul, amputé d'une jambe et couvert de croûtes et de pustules, je ne l'ai jamais abordé et ne sais rien de lui. C'était en 1983 et je savais qu'à st Laurent,il en restait quelques uns.

Pour les deux autres ce fut très différent!
Kaw
Le vieux Kaw était Vietnamien. Il vivait de son trafic de pétrole entre le Surinam et st Laurent.
En 1985 le pétrole lampant devait coûter 1 franc français à Albina alors qu'en Guyane il revenait à 2 francs. Kaw traversait régulièrement le Maroni en pirogue et ramenait des futs entiers du Surinam.
Maigre comme un cable de frein, il portait une longue barbichette à la Confucius, son âge? 85 ans! Il était né avec le siècle!
Mais il avait aussi un bistro clandestin dans le village chinois, c'était sa case, en bois, noire à l'intérieur de la fumée du charbon de bois, grouillante de blattes et d'araignées, sale au delà de toute imagination! Un hamac au centre de la pièce, poisseux, 4 ou 5 chaises et une petite table carrée, des bouteilles de wisky vides un peu partout et particulièrement au sol. Lorsque j'y emmenais des touristes, invariablement il leur proposait de loger chez lui! L'horreur! Invariablement tout le monde déclinait! Malicieusement je leur disais" l'occasion ou jamais de loger chez un vrai bagnard" Mais "Non! Merci, sans façons!" leur air dégoûté, il le cachaient bien, car Kaw était assez colérique! Son créole mâtiné d'accent asiatique n'était comprensible que pour les habitués, et si vous aviez le malheur de lui faire répéter il s'emportait: "Vous êtes sourds où quoi?"

Retrouvailles avec Kaw
En 92, se tourne un film à Cayenne avec Jean Hanin et Christophe Malavoy: "Jean Galmot aventurier" On cherche des figurants et me voilà déguisé en bagnard, pyjama et crane rasé!
Et voilà qu'au détour de l'avenue du Général De Gaule je retombe sur le vieux Kaw! Il habite Cayenne et m'invite chez lui! Toujours en pleine forme physique, il peine pourtant à nouer les deux bouts.
Je ne fais ni une ni deux, et l'emmène chez ma copine Françoise, assistante d'Alain Malines le réalisateur, et voilà le vieux Kaw embauché! Son histoire et sa longue barbiche lui feront gagner quelques sous: Ironie de l'histoire: il sera déguisé en Bourgeois et trônant à l'entrée du marché de Cayenne sur un siège confortable il verra défiler les bagnards (dont moi) à 220 frs la journée.
Pour l'anecdote, les deux acteurs précités ne se cachaient même pas pour sniffer de la coke à longueur de journée (oui, aussi Navarro, beau-frère du président Mittérand)
Dans la foulée, Kaw se voit interwiewé par canal + qui gravitait autours du tournage.
Kaw n'a pas changé, au journalistes qui ne comprennent pas son créole à l'accent vietnamien, il s'énerve et leur gueule littéralement dans l'oreille! J'ai toujours autant de mal à assurer la traduction.
J'apprends par la même occasion que kaw était un prisonnier politique: il était indépendantiste du temps de l'Indochine en 1926.

Armand
Les hasards de la Guyane m'ont fait habiter dans une petite maison à quelques km de Cayenne.
Juste après le pont de Cayenne  en direction de Kourou , s'enfonçait sur la droite une petite chaussée
sans issue ou je partageais le gîte avec quelques amis. La route menait à des marécages infestés de moustiques et de petits caïmans, on y pêchait le Patagai, même si parfois ceux-ci venait se faire pêcher à domicile, en cas de fortes pluies puisqu'ils remontaient les rigoles de part et d'autre de la route. Mes amis m'emmenèrent chez Armand! Nous étions en 1993.
Armand occupait la 3ème et dernière case de la rue à quelque 200 m de chez nous.
A 93 ans, il sortait peu, et vivait en autarcie. Il possédait une case et un terrain sur les bords boueux de la rivière de Cayenne.
En dehors du manioc, des bananes , des patates douces, des ignames qui poussent habituellement sans soins dans ce pays, des crabes très nombreux à cet endroit et des dizaines de chiens constituaient sans doute l'essentiel de sa nourriture.
Il possédait une mobylette, et du haut de ses 93 ans, il n'était pas rare de le voir la pousser sur plusieurs dizaines de mètres pour la mettre en route (coiffé d'un petit casque rouge où il enfouissait une énorme tignasse peignée en arrière avec grand soin)
Français, on pouvait l'interroger sur tout, concernant le bagne, sauf des raisons qui l'avaient emmené là! Sujet tabou!
"Au début (en 1926) c'était dur! Les gardiens étaient impitoyables, puis cela s'est amélioré avec les années: on avait de la musique! Et sur la fin(1948) on pouvait même faire l'amour!"
"il y avait des femmes?"
ben non, entre nous, bien sûr!"
  ("n'importe quoi !" devait-il penser! Cela se lisait sur son visage)

Rencontre entre Armand et Kaw

Je suis toujours en contact avec Kaw à Cayenne et l'idée me vient de présenter ces deux ex-bagnards l'un à l'autre. Je vais chercher Kaw à cayenne et l'emmène chez Armand!
Premières paroles: -"Tu as quel âge toi?"
- "93".....
."Moi aussi, ...quel mois?"
-"Mars"
-"Tu es un gamin je suis né en février!"
Ils ne se connaissaient pas, et pour cause :Kaw fut emprisonné au bagne des "Annamites" Mon temps étant compté, je ramène Kaw à Cayenne au bout d' 1/2 h.
Et un peu plus tard dans la soirée, je reviens interroger Armand sur ses impressions.
Quelle n'est pas ma surprise quand je vois que kaw est revenu par ses propres moyens! Ils sont fin saouls tous les deux! L'un au whisky, l'autre au rhum!

Mais ils ont eu le temps de parler de leur retraite!
L'un, Kaw, touche 2000 frs tous les 2 mois (une misère) l'autre 4000!
Kaw est fou furieux! Il faut que j'écrive à Mittérand!
Ok, dans les jours qui suivent je m'applique  dans une belle lettre à alerter le président français sur la situation de triple peine que ces malheureux sont en train de vivre: le bagne, puis l'assignation en résidence en Guyane pendant une durée égale à la peine, puis cette retraite misérable...Il serait tout à l'honneur de la France de mettre fin à cette situation déplorable!.....

Et quelques semaines plus tard, je reçois une lettre calligraphiée avec en-tête de l'Elysée: le gouvernement va faire quelque chose, sans autre précisions.
Je pars pour Saül pour trois ans de forêt, et je ne saurai pas tout de suite ce qu'il est arrivé à mes deux bagnards . En 2003 je reviens en Belgique, Ils auraient 103 ans, ils sont certainement morts!

Et en 2007 j'apprends sur internet que le vieux kaw s'est éteint dans un home pour viellards à Cayenne à l'âge vénérable de 107 ans!
J'ai toujours en ma possession un talon de sa retraite de 2000 frs et son nom complet, quelque part dans mes archives et je sais maintenant que la France n'a rien trouvé de mieux qu'une maison de retraite: j'espère que ces durs à cuire ne m'ont pas maudit!

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